Fin août 1970, des centaines de milliers de personnes arrivent sur l’île de Wight, située sur la côte sud de l’Angleterre. S’ils ont fait le déplacement, c’est pour assister au Festival de l’île de Wight, et bien qu’ils ne le sachent pas encore, ce sera sa dernière édition, jusqu’à ce que le Festival renaisse de ses cendres dans les années 2000.
Considéré comme l’un des derniers rendez-vous hippie – et le plus grand événement musical après Woodstock de l’époque -, le Festival de l’île de Wight de 1970 a une programmation impressionnante : y participent The Doors, The Who, Jimi Hendrix, Leonard Cohen, Joan Baez, Miles Davis et John Sebastian, pour ne citer qu’eux.
Ce que les festivaliers, et le monde, ne peuvent deviner, c’est que quelques semaines plus tard, le 18 septembre, Jimi Hendrix – qui faisait son grand retour en cette année 1970 -, sera retrouvé mort dans une chambre d’hôtel à Londres. Début octobre, ce sera le tour de Janis Joplin. Cela marquera – bien que peu s’accordent sur une date précise – le déclin de l’époque hippie.
C’est donc avant tous ces événements que Bernard Rouan, accompagné de son jeune frère et de son appareil photo, assiste au Festival de Wight qu’il immortalisera. Des décennies plus tard, en 2016, il publie « Photographies de Bernard Rouan – Festival de Wight », un recueil des photographies qu’il a conservées toutes ces années. C’est à l’occasion de la sortie de son ouvrage et de l’exposition de ses photographies dans sa galerie du 3ème arrondissement de Paris – face au Carreau du Temple – que nous l’avons rencontré et qu’il a accepté de nous confier ses souvenirs de reportage, nous dévoilant également sa vision de ce Festival de légende et évoquant son parcours artistique.
Catalin’arts : Pour nos lecteurs, pourrais-tu te présenter ?
Je m’appelle Bernard Rouan, j’ai aujourd’hui 74 ans, je suis né à Toulon, et je suis installé à Paris depuis les années 50-60, je suis marié et j’ai deux enfants. Je dirige la Galerie Rouan depuis 2013.
Catalin’arts : Nous sommes dans ta galerie où en ce moment tu exposes tes photographies et présentes ton ouvrage. Lorsque tu invites d’autres artistes tu privilégies plutôt les arts visuels ? quels sont tes critères ?
Oui c’est un choix délibéré. Je n’expose que du visuel, la peinture et la photo.
Catalin’arts : Le Festival de Woodstock en 1969 semble ancré dans les esprits, tu en penses quoi toi, c’est un peu une injustice ?
Non c’est normal c’était le plus grand festival de tous les temps. En 1970 il y a également eu Woodstock et c’était plus important qu’à Wight. D’ailleurs, la majorité des musiciens qui sont venus à Wight en 1970 venaient directement de Woodstock.
Catalin’arts : Ton intérêt pour la photographie, c’est venu comment ?
C’est à peu près à cette période dans les années 60. J’ai commencé en 1968-1970 et donc le Festival de Wight est arrivé presque immédiatement. J’ai commencé comme pigiste mais un pigiste « light » : j’avais une agence qui « distribuait » mes photos. C’est comme ça que j’ai commencé et c’est ce qui m’a valu, deux ans après, d’abandonner mon boulot pour faire uniquement de la photo.
Catalin’arts : Quelle est ta relation aujourd’hui avec la photographie numérique / digitale ? Tu continues à pratiquer la photo argentique ?
Non, j’ai arrêté la photo argentique à peu près dans les années 2000. J’ai résisté un peu parce que je voulais voir comment ça allait évoluer mais devant le progrès technologique, il faut s’incliner !
Catalin’arts : 1970, fin d’une époque, début d’une ère nouvelle : les Beatles viennent de se séparer, Jimi Hendrix et Janis Joplin vivent leurs derniers instants… La jeunesse dont tu faisais partie en avait-elle conscience ?
Non, bien sûr que non… On était assez insouciants, et on vivait le moment présent… D’ailleurs j’ai entendu dire que cette année-là au Festival de Wight les Beatles étaient là… enfin que John Lennon plus précisément était à Wight. Je ne l’ai pas vu et je ne l’ai appris qu’après. Pour les autres… ça a été un choc d’apprendre quinze jours après la mort de Jimi Hendrix et quinze jours plus tard celle de Janis Joplin le 4 octobre.
Catalin’arts : Tu partages tes images en te focalisant sur l’événement du Festival de Wight. Tu aurais pu l’appeler Jimi Hendrix, Miles Davis, Leonard Cohen ou encore John Sebastian au Festival de Wight. Pourquoi ce choix ?
Le plus important pour moi c’était l’événement, je n’étais pas spécialement fan de Jimi Hendrix, c’était un des grands qui commençait sérieusement à émerger à l’époque, moi j’aimais la musique en général. C’est surtout l’ambiance, le fait de se retrouver qui nous attirait, c’était cette jeunesse assez insouciante que j’aimais à l’époque.
Catalin’arts : Leonard Cohen vient malheureusement de nous quitter, tu en as pensé quoi de sa prestation le dernier jour du Festival de Wight, que tu as d’ailleurs immortalisée ?
Leonard Cohen a clôturé le festival de Wight, après Jimi Hendrix où ça c’était mal terminé, des gens avaient mis le feu derrière la scène et le concert s’était donc achevé dans le brouhaha. Puis cela s’est calmé et Leonard Cohen est arrivé. Le but évident était de calmer le jeu et ses chansons plus tranquilles étaient de circonstance.
Catalin’arts : A l’époque, sans doute pensais-tu qu’à 27 ans on avait déjà bien roulé sa bosse… Et aujourd’hui, « à peine » quelques années plus tard… Jimi Hendrix pour ne parler que de lui : un vieux de l’époque ou un jeune éternel ?
Rires C’est un jeune éternel… Pas de doute !
Catalin’arts : As-tu retrouvé ou gardé des liens avec les festivaliers que tu as immortalisés dans la foule ?
Aucun ! Je suis allé là-bas pour faire un reportage, et après je suis passé à autre chose. Le seul avec qui j’avais gardé des liens bien-sûr c’était mon jeune frère parce qu’il était venu avec moi ! Mais c’est tout. Par contre j’ai rencontré après beaucoup de gens qui étaient à Wight, et notamment une photographe avec qui j’avais fait des photos à Wight au même instant ! c’est fou !
Catalin’arts : Pour tous ceux qui n’ont pas pu assister à ce concert mémorable, trop jeunes ou trop vieux, ou pas encore nés, tu nous y transportes ?
C’est dans ce but que j’ai réalisé cette rétrospective photo. Je me suis plongé dans mes archives que je n’avais pas consultées depuis des années. Je savais qu’elles étaient là et à un moment donné, je me suis senti prêt pour les sortir et c’est ce que j’ai fait. Mon objectif c’était de partager cette période et je savais que si je ne faisais pas le travail personne ne le ferait à ma place. Les photos auraient été perdues, elles auraient terminé sûrement à la poubelle… j’ai donc décidé de réaliser cet ouvrage de publication.
Catalin’arts : Ne penses-tu pas avec le recul qu’en photographiant cette jeunesse libérée : jeunes dévêtus, joints, peace and love, c’est un peu la mentalité de l’époque que tu as sauvegardée ?
Oui, pour moi c’était l’apogée de la période hippie. Ensuite, cela a décliné très vite et dans les années 74-78 on était déjà passés à autre chose ! Evidemment à l’époque on n’avait pas conscience de cela. On se trouvait là à ce moment, comme d’autres sont présents à des événements importants.
Catalin’arts : Tu as saisi sur le vif les spectateurs et parfois même leur intimité, ce qui aujourd’hui serait beaucoup plus compliqué. C’était naturel pour toi ?
Ah oui ! C’était ce qui m’intéressait, je n’étais pas spécialement préparé à ça, j’étais tellement à fond dedans que je photographiais ce qui était dans mon environnement immédiat. Je n’ai pas cherché à photographier de choses spectaculaires, j’ai pris les choses comme elles se présentaient, naturellement. Par exemple l’après-midi je ne suis pas allé avec le groupe avec qui j’étais à côté de la scène, qui avait décidé d’aller se baigner. J’avais trop peur que mes affaires, et surtout mon appareil photo, disparaissent. C’est pour ça que je n’ai pas de photos de gens qui se baignent dans la Manche, j’ai photographié la proximité qui m’entourait.
Catalin’arts : Si à l’époque tu avais pu disposer d’une caméra, aurais-tu quand même opté pour ton appareil photo ?
J’aurais pu avoir une caméra mais à l’époque je m’intéressais trop à la photo. Après j’ai fait de la vidéo, des reportages. Par exemple, je vais faire une digression, en 2012, je suis allé visiter Pétra une des plus grandes merveilles érigée par l’homme et façonnée sans cesse par les éléments. J’avais une caméra vidéo et j’ai donc commencé à filmer. A un moment je me suis retrouvé face à des arrangements rocheux uniques aux couleurs étonnantes se succédant dans les différentes formations géologiques… des photos d’art quoi ! Captivé par ce spectacle j’ai rangé ma caméra et je n’ai plus fait que des photos. Je crois que c’est ce qui a déclenché mon retour à la photo. J’ai complément abandonné la caméra et je ne fais plus maintenant que de la photo.
Catalin’arts : Et la violence, qui a émaillé le Festival de Wight, filmée par Murray Lerner en particulier, tu l’as vécue ?
Non je ne l’ai pas vécue. Je sais qu’il y en a eu et que c’était surtout provoqué par des jeunes qui étaient à l’extérieur de l’enceinte du festival, sur la colline, parce qu’ils ne voulaient pas payer les 3 livres sterling pour le ticket d’entrée. Ils ont reproché aux organisateurs de ne pas les avoir laissés entrer. Mon propos ce n’était pas ça, je voulais vivre tranquillement ce festival et je me fichais que derrière les barbelés ils se castagnent.
Catalin’arts : Tu as développé tes pellicules et religieusement gardé les négatifs nous permettant ainsi de revivre ces moments. Il s’agit là de l’intégralité de tes photos où as-tu opéré une sélection ?
J’ai fait une sélection, mais assez large. Je n’ai pas fait tant de photos que ça. Après j’ai mitraillé davantage, mais à l’époque je ne faisais pas énormément de photographies. Je les ai protégées pendant des années, je les ai surtout numérisées, c’est ce qui me permet aujourd’hui de les exploiter.
Catalin’arts : Qu’as-tu ressenti suite au destin tragique de Jimi Hendrix et Janis Joplin presque au lendemain de ton reportage ?
J’aimais beaucoup Janis Joplin, plus que Jimi Hendrix pour être honnête. Lorsque j’ai appris la nouvelle, comme pour tout le monde, cela a été un choc. Puis tout est allé très vite, on m’a demandé mes photos et l’agence les a diffusées.
Catalin’arts : Aujourd’hui on a le covoiturage, l’avion, il suffit de savoir cliquer. On faisait comment à l’époque pour aller à l’île de Wight ?
Ce n’était pas très compliqué ! Le train de gare Saint-Lazare jusqu’à Cherbourg, le bateau jusqu’à Southampton, le bac jusqu’à l’île de Wight, et après on a marché. J’ai fait le chemin en sens inverse. Ce qui était amusant c’était sur le retour… comme j’en avais marre de manger du fish and chips depuis huit jours j’ai décidé qu’on allait manger au restaurant du bateau avec mon petit frère. On a embarqué à Southampton et une fois à bord on s’est tout naturellement dirigés vers le restaurant première classe. J’étais vêtu d’une grosse veste en poil de chèvre blanche qui devait avoir l’air un peu douteuse… Lorsque nous nous sommes installés on a fait le vide autour de nous… Toutes les vieilles anglaises se sont un peu écartées. Je pense que l’odeur, au bout de huit jours, devait y être pour quelque chose ! (rires). Le serveur semblait assez inquiet, voire nerveux… je pense qu’il se demandait si on allait payer ! Puis j’ai été accueilli à l’arrivée par la Douane qui a ouvert toutes les pellicules, toutes les boîtes photo pour voir s’il n’y avait pas de la drogue cachée dedans. J’ai dû fournir les numéros de mes appareils photo et j’ai même ensuite été convoqué à la Douane à Paris pour vérifier qu’ils étaient bien légaux. A part ça tout s’est bien passé ! (rires)
Catalin’arts : Que penses-tu de la renaissance de ce Festival dans les années 2000 ? Tu crois qu’on pourrait revivre une telle expérience de nos jours ?
Non, ce n’est plus du tout pareil… Je suis en contact avec les organisateurs du Festival d’aujourd’hui. J’ai envoyé mon livre à la directrice. Je leur ai donné les photos qui sont sur leur site et dans les archives historiques du Festival. Mais ça n’a plus rien à voir, les concerts aujourd’hui c’est tout à fait autre chose… On a changé d’époque.
Catalin’arts : Justement, tu as la nostalgie de cette époque ?
Non. Il se trouve que je baigne dedans depuis 2-3 ans parce que j’ai ressorti ces archives et je me suis aperçu que cela intéressait beaucoup de monde, donc je suis content, mais j’ai tourné la page, comme j’ai tourné la page de l’argentique vers le numérique.
Catalin’arts : Si tu devais choisir un seul morceau ou une seule chanson pour accompagner tes photos, ça serait quoi ?
Mon groupe préféré de l’époque, et la raison pour laquelle j’étais aussi content d’aller à Wight, c’était les Ten Years After. Si j’avais un morceau, ce serait un grand classique de leur répertoire qui s’appelle Let it Rock.
Catalin’arts : Avec plus de 600 000 spectateurs, le Festival de Wight de 1970 est considéré comme le dernier rendez-vous hippie et le plus grand événement musical de l’époque en Europe. Tu es d’accord ?
Oui, oui ! On n’a rien vu de tel, l’année d’avant où il y avait Bob Dylan il y avait 150 000 personnes, là 600 000 puis après plus rien ! Difficile de contester donc !
Catalin’arts : Merci Bernard de nous avoir permis de revivre cet événement légendaire, sans doute l’un des derniers rendez-vous hippies…
Retrouvez Bernard Rouan
Le 5 AVRIL 2017 – A l’initiative de « The Hummingbirds Project » – vente aux enchères au bénéfice des associations d’aide aux victimes du terrorisme et financement de projets civiques et solidaires
Nous ne pouvions terminer cet entretien sans vous parler de la vente aux enchères organisée par l’association « The Hummingbirds Project » au profit des victimes du terrorisme. A cette occasion Bernard Rouan offre un tirage argentique de la photo de Jimi Hendrix prise lors de ce Festival, souvenir de l’une des dernières scènes de celui qui devait nous quitter quelques jours plus tard…
De nombreux artistes ont également offert une de leurs œuvres qui seront exposées le 5 avril à partir de 17 heures dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris. La vente, dirigée par Me Pierre Cornette de Saint-Cyr (Drouot) de manière bénévole débutera à 19 heures. N’hésitez pas à participer ! Vous pouvez consulter les oeuvres en cliquant ici.
Propos recueillis le 12 décembre 2016 par Victoria M. et Catalina H.